La société

Les débuts de la société

« […] La production de style de la fin du XIXe siècle ne se réduit pas à une reproduction d’œuvres anciennes, mais traduit plutôt l’adaptation à des exigences contemporaines d’un style historique selon la vision que pouvait en avoir le fabricant. Celle-ci aboutit à la création d’œuvres d’inspiration personnelle et, à l’orée du nouveau siècle, à l’éclosion d’un style autonome qui se caractérise par l’exubérance des lignes courbes et une riche ornementation de figures en bronze doré. » (Mestdagh 2010, p. 8)

Ainsi, les frères Guéret ne se lancent pas dans la copie de meubles anciens mais dans l’appropriation et l’adaptation de ces styles aux usages de leur temps.

La création de Guéret frères

Dans les nombreuses notices mentionnant la société Guéret frères que ce soit dans des ouvrages de référence, comme Le mobilier français du XIXe siècle (1795-1889) : dictionnaire des ébénistes et des menuisiers de D. Ledoux-Lebard, ou dans des catalogues de ventes, la date de création n’est pas précise et oscille entre 1851 et 1853. Dans la demande d’admission à l’Exposition universelle de 1878, la date indiquée comme celle de la création de la société est 1851.

Après avoir vainement cherché dans les registres des déclarations de commerces et entreprises sur la période 1851-1853, ce sont la presse ancienne et les recherches généalogiques menées en parallèle qui ont permis de trouver la date exacte. En effet, la publication légale des Actes de sociétés étant obligatoire, la création de la société a été publiée, notamment, dans le journal Le Droit (4 février 1854, p. 6). De plus, comme dit précédemment, Denis Désiré apportant ses parts dans la société au moment de son mariage, la date de création de la société Guéret frères est indiquée dans le contrat de mariage. Ainsi dans les archives du Tribunal de Commerce, conservées aux Archives de Paris, se trouve la déclaration de la société Guéret frères, à la date du 2 février 1854. Elle fait suite à la signature, le 28 janvier précédent, d’un acte sous seing privé. C’est une « société en nom collectif pour 15 années entre Denis Désiré et Onésime, sculpteurs sur bois, demeurant au 7 de la rue Buffault à Paris. Tous deux gèrent, administrent et signent ». La valeur du fonds commun de départ de la société est de 15 144 francs (soit environ 57 000 euros).

 À ce jour, je n’ai pas réussi à trouver ledit acte sous seing privé du 28 janvier 1854. Peut-être est-ce la raison du dépôt de pièces qui a eu lieu, chez Me Poussié notaire à Aubervilliers, le 28 novembre 1862. Il comprend l’un des doubles originaux de l’acte du 28 janvier 1854, un acte dressé au greffe du tribunal de commerce de la Seine le 2 février 1854, un exemplaire de La Gazette des tribunaux, un du journal des tribunaux dit Le Droit, un du Journal d’affiches, tous trois datés du 4 février 1854 et dûment signés pour authentification. Cet acte de dépôt de pièces comporte aussi un acte de 1869, stipulant la prorogation de la société Guéret frères jusqu’au 1er mars 1871.

 La demande d’admission à l’Exposition universelle de 1878 indique également, et cela n’est jamais mentionné dans les actes de création, que « M. Guéret Julien était avec ses frères depuis la création de la maison en qualité d’intéressé jusqu’à son association.

Les premières années

Une des sources essentielles pour retracer l’histoire de la société Guéret frères a été l’Almanach-Bottin du commerce de Paris, des départements de la France et des principales villes du monde, — dont le nom a évolué en Annuaire et almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et de l’administration puis en Annuaire du commerce Didot-Bottin — plus connu comme le Bottin du Commerce. Cet ancêtre des pages jaunes de l’annuaire du téléphone permet de suivre un commerce ou une entreprise au gré de ses différentes adresses et de connaître la nature de son activité.

Officiellement créée en janvier 1854, la société Guéret frères entre dans l’Almanach-Bottin du commerce… dès 1855. Sise au 7 de la rue Buffault, la maison reste présente à cette adresse jusqu’en 1863. À partir de 1860, un magasin ouvre au 5 boulevard de la Madeleine, maintenu jusqu’à la fin de l’année 1872. Après 1864, la société déménage au 216 rue de Lafayette où Denis Désiré et Onésime Guéret ont fait construire leurs ateliers et magasins. Cela est leur dernière adresse à partir du 1er janvier 1873.

Les volumes de l’Almanach du commerce numérisés et disponibles en ligne montrent l’évolution de l’activité de la société à partir de 1855. De 1855 à 1857, les Guéret sont répertoriés dans les rubriques « sculpteurs statuaires », « sculpteurs, ornemanistes, mouleurs » et « sculpteurs sur bois ». Pour 1857 et 1858, ils apparaissent en plus comme « sculpteurs sur voitures », artisans qui « réalise[nt] les motifs et les ornements en relief (feuillages, volutes, nervures, etc.) qui se retrouvent essentiellement sur les voitures de cérémonie » (Libourel, Florençon [sans date], p. 30). À propos de cette activité qui n’a duré — du moins officiellement — que deux ans, j’émets l’hypothèse d’une collaboration avec leur beau-frère Pierre Auguste Delarue qui exerçait le métier de charron-forgeron et fabricant de voitures. Toutefois, il conviendra de mener des recherches complémentaires, car aucun élément, à ce jour, ne vient l’étayer. Aucune voiture hippomobile portant des décors de Guéret frères n’a été localisée.

À partir de 1858, la maison Guéret frères est toujours présente dans les rubriques « sculpteurs » mais aussi dans les catégories « ébénistes » et « tapissiers ». Sans doute cela correspond-il au début du développement de la société qui a connu ses premiers succès lors de l’exposition universelle de Paris en 1855 et de l’exposition des arts industriels de Bruxelles en 1856.

Le développement

Les Expositions universelles ont été un lieu de prédilection pour la diffusion, au moins à l’échelle européenne, de la vogue des néo-styles.

Les frères Guéret – aux côtés d’autres grands noms comme Fourdinois, Beurdeley, Dasson, Grohé, … – ont présenté des meubles à de nombreuses expositions, qu’elles soient nationales ou internationales, et ont été plusieurs fois récompensés ainsi que leurs ouvriers.

Le rapport sur l’Exposition universelle qui se tient à Paris en 1855 dit des meubles des frères Guéret qu’ils « sont du domaine de la sculpture plutôt que de celui de l’ébénisterie proprement dite, et se distinguent entre tous par l’habilité et la finesse de l’exécution. » (Exposition universelle de 1855. Rapports du jury mixte international, 1856, p. 1120)

Un bureau pour dames est présenté lors de cette Exposition, dont le rapport dit que « la délicatesse du travail et la finesse des détails atteignent souvent les limites de la perfection » (The exhibition of art-industry in Paris, 1855, p. 35). Ces meubles habilement exécutés valent aux Guéret la médaille de première classe.

Les frères Guéret présentent également des pièces plus petites mais tout aussi finement sculptées comme une jardinière, aujourd’hui en mains privées, qui a été dessinée par Villeneuve et dont le modèle se trouve dans un des recueils conservés à la bibliothèque Forney (RES ICO 5478 1/1).

Malheureusement, je n’ai pas réussi à trouver d’illustration des sculptures présentées à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Il semblerait toutefois que parmi les « groupes excellents en bois sculpté » se trouve la pièce présentée par Denis Désiré lors du Salon de 1857, Une poule défendant sa couvée contre un chat [Cat. 03].

Les Guéret obtiennent une médaille pour l’excellence du dessin et de la réalisation de leurs sculptures.

L’Exposition universelle de Paris 1867 voit la consécration de la manufacture Guéret frères. La bibliothèque en bois noir sculpté, de style Henri II, mentionnée comme « une œuvre très remarquable, à la sculpture et l’ébénisterie bien faites » dans le rapport des délégations ouvrières, et le baromètre-thermomètre dont « l’arrangement et l’ensemble gracieux rappellent la bonne époque de Louis XVI » sont parmi les pièces exposées. Le baromètre est acquis par le Garde-meuble impérial lors de l’Exposition [Cat. 12].

Les Guéret reçoivent une médaille d’or pour les pièces présentées et trois de leurs collaborateurs sont également distingués par le jury : Henri Coignet, dessinateur, dont on trouve certains dessins dans les albums Guéret du MAD, se voit attribuer une médaille d’argent ; Ferdinand Gaud, contre-maître sculpteur, et Jean Durat, contre-maître ébéniste, reçoivent tous deux une mention honorable (Catalogue officiel des exposants récompensés par le jury international, 1867). Suite à la récompense à l’Exposition, Denis Désiré est élevé au rang de chevalier de la Légion d’Honneur.

A l’exposition de 1873, les Guéret présentent un meuble à hauteur d’appui dont le rapport souligne la « parfaite exécution ». En effet, la virtuosité avec laquelle sont exécutés les bustes de femmes, mascarons, guirlandes, feuillages, lambrequins et autres rinceaux en bronze doré de ce buffet-vitrine montre à quel point la manufacture Guéret Frères parvient à magnifier la sculpture. Cela reste à confirmer, mais ce meuble a certainement été acheté par M. Bryce, un riche aristocrate anglo-péruvien.

C’est Guéret Jeune et Cie qui participe à l’exposition universelle de Paris en 1878 et Julien Aimé, qui a repris la société trois ans plus tôt, présente « des œuvres où l’exécution le dispute à la composition ». Il expose, outre un lit Louis XVI en acajou, une boîte d’horloge et un bureau de dame. Les dessins de l’horloge sont présents dans un des recueils Guéret du cabinet des arts graphiques du MAD (CD 6493.4, f. 36) et également reproduits dans un des volumes de L’Ameublement moderne ce qui m’a permis d’identifier le dessinateur en la personne de Prignot.

A ce jour, ni catalogue ni carnets de commande n’ont été retrouvés. Ce manque d’archives ne me permet pas de connaître avec précision le fonctionnement de la société. Toutefois, dans le formulaire de demande d’admission à l’exposition, on apprend que l’entreprise emploie « en moyenne 80 hommes, 15 femmes et 20 enfants (apprentis sculpteurs, ébénistes, menuisiers et tapissiers) » dont « la situation matérielle et morale […] est satisfaisante ».

La cessation

La maison Guéret frères puis Guéret Jeune et Cie a su se faire une place parmi les ébénistes spécialisés dans les néo-styles de la deuxième moitié du XIXe siècle, notamment parce qu’elle a su tirer parti de la formidable vitrine que sont les expositions universelles.

Son activité prend définitivement fin en décembre 1888 lors de la vente après cessation. La postérité de la maison Guéret est assurée par la présence de nombreuses œuvres dans les collections de musées français comme le musée des Arts décoratifs, le château de Chantilly ou le musée d’Orsay mais également étranger comme le Victoria & Albert Museum, le Metropolitan museum of art à New York ou le Fine Art Museum de San Francisco.